La maison vivante :
Voyage architectural à travers les oeuvres d’Eugène Ionesco.
Francesca Negro
Centro de Estudos Comparatistas Université de Lisbonne
Mai 2008
Résumé
Dans cet article, nous proposons une lecture du thème de l‟espace domestique dans les pièces de Ionesco et, parallèlement, une lecture des changements dans la façon de concevoir cet espace, de le sentir et de le représenter en dehors du domaine littéraire. Nous cherchons aussi à comprendre quels changements concrets, au niveau de la perception physique de l‟espace et de la conception logique de ce dernier, ont été observés dans le contexte historico-culturel de l‟auteur.
L‟étude se concentre surtout sur quelques pièces de Ionesco et a pour objectif la recherche d‟une éventuelle racine symbolique qui constitue la référence externe, l‟équivalent philosophico-architectural, de la tendance à la « vivification » de l‟espace privé reconstruit par l‟auteur.
Dans notre analyse, nous considérons surtout les liaisons entre la production de Ionesco et les éléments de l‟architecture moderniste. À ce propos, nous réfléchissons sur la figure de Le Corbusier, en particulier sur ses théories sur l‟importance des proportions humaines dans la création de l‟espace domestique. Cette nouvelle formulation architecturale paraît profondément liée au contexte littéraire de Ionesco, où commence un nouveau parcours dans la vision de l‟espace domestique comme deuxième peau de l‟homme qui l‟habite.
Cette visite guidée dans l‟espace domestique de Ionesco – que l‟on nous concède ce début métaphorique en raison du thème que nous comptons développer –, ne sera pas une visite banale. Peut-être commencera-t-elle par les espaces secondaires, par l‟entrée de service, dirons-nous, pour ensuite rejoindre le coeur de son interprétation littéraire par des détours circonvolutifs mais nécessaires dans tout parcours de lecture qui se veut quelque peu singulier.
Ce que nous proposons, en fait, est autant une lecture des pièces de Ionesco portant particulièrement attention au thème de l‟espace, domestique surtout, qu‟une lecture des changements surajoutés dans la façon de concevoir cet espace, de le sentir et de le représenter en dehors du domaine littéraire. En conservant donc cette production littéraire au centre de notre étude, nous cherchons à comprendre quels changements concrets, au niveau de la perception
L’opposition que nous avons vu surgir autour de la révolution architecturale moderniste, considère quand même la proportionnalité comme un élément primaire. Si Le Modulor manifeste une tentative de repenser l’espace domestique en relation aux proportions humaines, ce qu’il considère seulement partiellement est que cela ne peut pas se vérifier au moyen de la destruction d’une proportionnalité de l’homme avec l’extérieur des édifices, c’est-à-dire, en d’autre termes, avec la ville. Il est vrai que Le Corbusier veut tenter de reconstruire un rapport direct et harmonieux avec la nature, mais l’homme de l’époque est déjà un homme urbain, qui a comme environnement le contexte urbain plutôt que la nature, et qui, culturellement, est fils du paysage urbain baudelairien.
En cela, les « cubes géométriques » qui suscitaient la désapprobation de Bachelard – pourquoi à la fin « cubes géométriques » ? C’est un pléonasme, les cubes ne sont-ils pas toujours géométriques ? – se réfèrent surtout à la géométrisation et au gigantisme qui ne respectent pas la relation avec les dimensions humaines et naturelles.
Nous pouvons dire que l’anticipation de Le Corbusier n’omet pas l’extérieur, mais il considère déjà l’homme comme un être en mouvement, en voiture, ou au sommet des édifices, et de même, les relations entre les bâtiments sont déjà pensées à une échelle différente, par différents paramètres d’espace, de temps et de vitesse.
La destruction de la rue telle que l’homme la connaissait (« On démolira ces rues inhumaines, cruelles, homicides », écrit Le Corbusier (« Un autre logis… » : 81)) change complètement les rapports sensoriels avec les éléments de la ville. Il est maintenant clairement établi que la fin des rues traditionnelles signait le déclin du flâneur baudelairien, et préparait déjà le temps de la « société du spectacle » et des « dérives urbaines » représentées graphiquement par Guy Debord dans The Naked City.1 C’est donc surtout la rupture de la proportion connue qui détermine la sensation de malaise, parce que l’homme, et surtout le citadin européen, se reconnaissait dans un système de proportions non seulement intérieures à la maison, mais aussi internes à la ville entre les bâtiments, les places, les rues, les jardins.
La révolte est pourtant conduite vers la déconstruction des relations entre privé et collectif – public, ouvert – dans le cas d’une impossibilité physique de l’homme d’entrer en relation proportionnelle et harmonieuse avec le nouveau contexte ; et cette révolte se manifeste en Ionesco par la recherche nostalgique du Paradis perdu, de la vie idéale représentée par sa Cité Radieuse[2].
L’Architecte : Je vois, je vois…
Avec le béton armé, il n’y a plus de trumeau imposé. La fenêtre peut toucher aux deux murs latéraux et les éclairer d’un bord à l’autre.
Alors la chambre est pleine de lumière parce que les murs sont éclairés. L’œil ne voit plus les murs dans l’ombre ou la pénombre. Nos sens sont ravis, notre animal est ravi ; nous avons le soleil dans la chambre ; il fait clair chez nous.
Nous disons alors : « Il fait gai chez nous. »
C’est synonyme pour nous.
Nous avons conquis par la technique la base primordiale de la sensation architecturale: la lumière.
Je dis : la base primordiale de la sensation… Car il est question de sentir. (« Notes à la suite » 52)
Parallèlement à Tueur sans gages c’est surtout Le Nouveau Locataire qui dénonce de la manière la plus explicite l’intérêt de Ionesco pour l’environnement domestique et la prédilection de celui-ci comme lieu symbolique pour excellence ; le mobilier du protagoniste envahit l’espace externe à l’édifice et bloque la route et la ville en une complète inversion des espaces, pour ensuite détruire complètement l’espace domestique en l’occupant au-delà de toute limite. Volontairement, le protagoniste creuse sa tombe au centre de cet espace complètement occupé et dans l’obscurité totale, dans un exil/suicide domestique.
Renoncement à l’utopie
Il semble paraître que la relation profonde entre les décors symboliques de Ionesco et la révolution architecturale représentée par Le Corbusier soit interprétable comme une commune anticipation des mutations du contexte social, qui si elle est encore une vision optimiste et utopiste dans l’œuvre de Le Corbusier, s’avère dans l’œuvre de Ionesco, le produit de réflexions amères sur le chemin humain. Ionesco, comme nous avons vu, est en fait très intéressé par l’intérieur, par l’espace privé de l’homme, et il développe sa réflexion en établissant un lien indissoluble entre l’individu et son environnement personnel. Si la maison est un élément agressif à l’égard de l’être humain, une telle attitude ne représente que l’impossibilité des personnages de créer une action résolutive et leur tendance à se renfermer dans un immobilisme autodestructeur, suffocant et mortifère.
D’un côté, une telle vision anticipatoire pousse à la recherche d’une solution active, qui se développe par une relecture des concepts de collectivité et d’ordre ; d’un autre, la vie reste rêve, comme l’affirme Ionesco[3]. Et, dans le choix de vivre ce rêve et de tenter d’en éviter les répercussions douloureuses, il tient à réveiller la conscience humaine et la vitalité encore soutenable dans le spectre d’une croissante annihilation.
Nous sommes alors tentés d’affirmer que « l’objectivation » des hommes, comme la tentative d’assimiler le cadre extérieur dans l’espace intérieur sont les symptômes, d’une certaine façon, de ce croissant gigantisme de l’extérieur, des nouvelles distances arbitraires, d’une organisation relationnelle dont l’homme est considéré toujours plus comme une entité virtuelle et le concept de communauté paraît de plus en plus lointain et désincarné. Le nouveau locataire se tue alors avec l’isolement, avec l’élimination de l’espace, avec la paralysie, mais se suicide aussi dans un lieu connu, dominé, construit par lui-même. Sa tombe est bâtie de ses émanations ou de tous les éléments sur lesquels il a transféré son identité, en se cherchant peut-être, encore une fois, ou, mieux, en re-constituant sa dispersion. Cette renoncement à l’utopie se révèle peut-être comme une nouvelle forme d’humanisme « plus éclairé que l’ancien » (310) comme déclare Amédée au Soldat Américain; un humanisme tiède et irrationnel, très bien décrit par Merleau-Ponty :
Un humanisme aujourd’hui. . . commence par la prise de conscience de la contingence, il est la constatation continuée d’une jonction étonnante entre le fait et les sens, entre mon corps et moi, moi et autrui, ma pensée et ma parole, la violence et la vérité, il est le refus méthodique des explications, parce qu’elles détruisent le mélange dont nous sommes faits, et nous rendent incompréhensibles à nous-mêmes. (393)
Bibliographie
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[2] Cf. Bonnefoy, Claude. Entretiens avec Eugène Ionesco. Cit.: 32-36.
[fn1]Je n’aime pas beaucoup désincarné, je préférerais désagrégé, estompé… ?